La guerre de trois n’aura pas lieu par le Dr Weber...

Définitions et préambules

Le couplage désigne, ici, l’appariement, l’association, le lien, qui existe et se construit entre une personne et une autre entité : individu ou groupe d’individus. Nous élargirons cette notion à ce qui unit une personne à tout objet, tout animal, toute idée. Comme le dit J. Miermont, le couplage peut exister entre un individu et des choses immatérielles, imaginaires ou symboliques. (L’écologie des liens - Ed. E.S.F. 1993).
On pourrait s’interroger sur la légitimité de nommer « couplages » les situations suivantes : l’ermite qui contemple et prie son dieu ; une personne qui parle seule, en rue ; le syndrome d’influence du schizophrène ; le délire d’un individu sous l’effet de l’alcool ; la communication qu’établissent certaines personnes avec leurs chers disparus. Ces individus sont, en effet, en relation avec une entité qui existe, dans leur réalité, en dehors d’eux-mêmes.
Il faudrait ajouter que, dans notre définition du couplage, il est implicité que ce processus a une « utilité » pour la personne ; il correspond à un besoin de fonctionnement de l’esprit. L’individu ne se lie qu’avec des personnes ou objets qui lui sont « nécessaires ».
Point de départ de la réflexion :
Ma proposition est de réfléchir à la notion de couplages et aux aspects cachés de ceux-ci en partant de l’article de Bateson : « Une cybernétique du Soi : une théorie de l’alcoolisme » (Vers une écologie de l’esprit - Ed. Seuil p. 225-252) ; non pour se concentrer sur le thème de l’alcoolisme – en soi déjà intéressant – mais pour exploiter la proposition que Bateson fait dans son dernier paragraphe : « il est néanmoins affirmé que le monde non-alcoolique peut tirer bien des leçons de l’épistémologie de la théorie des systèmes ; ainsi que des méthodes des A.A. ».

Voici quelques points essentiels de cet article :

1) Bateson constate que l’alcoolique et son entourage habituel fonctionnent dans un système relationnel repérable, dans lequel, il semble logique de penser que les causes de la maladie sont à rechercher dans l’état de sobriété (les alcooliques sont généralement qualifiés d’immatures, d’oraux, de passif-agressifs, hypersensibles, faibles et manquant de volonté). Face à eux, il ne faudra pas s’attendre, dit Bateson, à ce que des procédés visant à la consolidation de leur style personnel de sobriété (par exemple, en exigeant d’eux qu’ils fassent preuve de plus de volonté ou de contrôle de soi) réduisent ou contrôlent leur alcoolisme. Ils doivent, en quelque sorte, faire plus d’une chose qu’ils sont incapables de faire ; l’intoxication ne fait qu’apporter une correction subjective de l’erreur qui se trouve dans la sobriété.

2) Les A.A., et en particulier son fondateur, Bill W., ont eu l’idée géniale, dit Bateson, de changer l’épistémologie de l’alcoolisme. Ce que A.A. appelle « la fierté » de l’alcoolique (l’hybris, selon Selvini) et qui est le concept central dans la prise en charge de l’alcoolique, est recadrée de façon complètement différente par rapport à la vision habituelle du problème. Ce recadrage apparaît clairement dans les deux premières étapes du crédo des A.A. :
- Nous reconnaissons que nous sommes sans défense devant l’alcool et que nous ne pouvons gouverner nos vies.
- Nous croyons que seul un pouvoir plus grand que le nôtre peut nous rendre la santé.
Le coup de génie fut de détruire le mythe de la maîtrise de soi par la mise en place d’un pouvoir supérieur. La sobriété, dans sa conception habituelle, est une variante du dualisme cartésien, concernant la division entre esprit et matière, entre volonté consciente ou « soi » et le reste de la personne.

3) Bateson fait une digression pour élaborer, à partir de ces premières constatations, une théorie cybernétique du soi ; en insistant, en particulier, sur le caractère total, holistique et mental du système qu’est la personne ; il montre qu’il n’est pas possible, dans un système, de déclarer qu’une partie du système intérieurement interactif – il parle de l’individu – puisse exercer un contrôle unilatéral sur le reste du système ou sur toute autre partie du système. Le terme de régulateur est impropre, puisqu’il est lui-même déterminé par le comportement des autres parties, mais aussi, indirectement, par son propre comportement à un moment antérieur. Le comportement du régulateur est, dans une certaine mesure, déterminé par son passé immédiat ; mais, aussi, par ce qu’il était, à un moment donné du passé ; moment séparé du présent par l’intervalle de temps nécessaire pour que les messages puissent parcourir un tour complet.

4) Dans l’approche cybernétique de l’alcoolisme, Bateson inclut dans un même système interactif mental le corps, l’esprit et la bouteille. La caractéristique essentielle de ce système interactif est la « fierté », c’est-à-dire l’aptitude à accepter les défis. L’épistémologie courante décrit la dynamique de l’alcoolisme comme un mécanisme relationnel structuré autour d’un « objet » extérieur (au sens large : personne de l’entourage, bouteille), que l’alcoolique se met au défi de contrôler ou de vaincre. Cette aptitude à accepter constamment des défis mobilise et stimule la symétrie entre le soi et l’entourage et aboutit toujours à la catastrophe.

A.A. place le défi à l’intérieur de l’esprit et considère que l’antagoniste contre lequel lutte l’individu est une partie du système, qu’il n’est pas possible de contrôler unilatéralement. A.A. décrète que l’alcoolique est alcoolique pour toujours ! Le défi n’a plus de sens ; la reddition est le changement d’épistémologie parce qu’elle est cohérente avec l’impossibilité du contrôle unilatéral.

Pour mettre en exergue les différents éléments qui serviront de base à notre réflexion sur les processus de couplage et les aspects non-évidents de ceux-ci, on retiendra que :

1) L’individu est un système, dans lequel il est incorrect de considérer qu’un sous-système, qu’une partie, ait la possibilité de réguler et contrôler les autres sous-systèmes.

2) L’ « objet » (au sens propre et au sens analytique) est donc, à placer dans le système individuel, dans le sous-système mental, en particulier. Dans le cas de l’alcoolisme, la bouteille, et ce dont elle est le symbole, est dans le système.

3) Il est aberrant d’imaginer que la lutte symétrique entre différents composants du système puisse amener le mieux-être. La « victoire » de la volonté stimule le défi.

4) Choisir de placer cette lutte entre sous-systèmes, dans une relation plus large, incluant l’individu et un pouvoir supérieur est une démarche qui peut avoir un effet d’une autre catégorie que l’effet produit par la relation symétrique. Ce choix n’est possible que quand l’individu est convaincu de l’inutilité de la lutte entre les divers éléments du système.

Ces réflexions, ce modèle me permettent d’analyser quelques aspects relationnels dans certains processus de couplage, de montrer qu’au-delà des apparences, il y a des aspects souterrains déterminants, qui constituent des embûches dans les relations et, en particulier, dans les processus de thérapie.
La dynamique d’un système humain, tel que la famille, prend forme à partir des fonctionnements des sous-systèmes que sont les individus. Ces sous-systèmes répondent aux règles de fonctionnement des systèmes ouverts. L’individu avec lequel nous sommes en relation est un facteur agissant comme un stimulus alimentant des feed-back positifs et négatifs pour notre système.

Que se passe-t-il dans la rencontre entre un homme et une femme ? dans ce qu’on appelle la constitution du couple ?
Que se passe-t-il dans la crise du système familial ?
Que se passe-t-il dans la triangulation par le thérapeute, c’est-à-dire l’adjonction d’un tiers à la dyade conjugale ou au groupe familial qui consulte ?

Processus de couplage entre deux individus - La constitution du couple

Dans son livre « La relation de couple », Jürg Willi présente la constitution du couple comme une collusion entre deux personnes, cherchant chacune à travers l’union avec l’autre, la reconnaissance, l’attachement ou, au contraire, la distanciation avec des parties de lui-même, qu’il maintient refoulées. L’auteur précise que les deux individus en présence sont dans une même thématique psychologique ; par exemple, dans la collusion orale, un des partenaires compétent pour la sollicitude envers les autres s’attache à un partenaire faible, montrant des signes de demande affective. Le partenaire « maternel » est, donc, dans son système du soi, occupé à gérer les relations avec ses propres besoins affectifs en le mettant à l’extérieur du soi. Il cherche la reconnaissance et l’amour ; signes, qui visent à diminuer sa culpabilité et son sentiment de dévalorisation. Quand ces signes ne lui parviennent plus, et qu’il reçoit des messages d’ingratitude, sa culpabilité et son sentiment de dévalorisation sont plus forts. Les perceptions qu’il a, dans ces situations, sont habituellement attribuées au partenaire.
Le même processus d’appariement « secret » se produit également quand un individu devient parent. L’enfant « imaginé », conçu, mis au monde est avant tout un être qui se construit « dans la tête » de l’adulte. Il est d’abord un ensemble de projets, de projections de l’adulte. Il est une partie du système du soi de l’autre avant d’exister ; et, dans certains cas, il continue à exister, même après sa naissance, essentiellement comme élément du système interne du parent. Il devient l’enfant dont on a besoin pour se permettre d’avoir une image satisfaisante de soi-même. Cette dynamique est bien mise en évidence chez les couples stériles en demande d’adoption, chez lesquels la notion de béance, d’incomplétude est évidente. L’enfant futur doit « convenir », être conforme aux attentes des adultes.

Crise du système relationnel

Comment décrire le conflit et la crise dans les systèmes relationnels ?
Quand surviennent-ils ? Ce qui est dit, habituellement, peut se résumer à l’expression d’insatisfaction d’un partenaire du couplage vis-à-vis de l’autre et réciproquement. Cette insatisfaction est « placée » à l’extérieur du système du soi et est perçue comme un défaut de l’autre.
Nous imaginons, sans peine, que dans toutes les formes de couplage les crises sont inévitables, que ces associations soient de types complémentaires ou symétriques. Le conflit amène toujours les couplages à présenter les caractéristiques de la symétrie :
• Si les relations, au départ, sont symétriques et comportent des rivalités quant au rôle masculin et féminin, par exemple ; l’excès de comportements de rivalité amène l’effondrement de l’harmonie de l’ensemble.
• Si les relations, au départ, sont complémentaires, telles que soumission et domination ; le conflit engendrera toujours plus de soumission, ce qui entraînera plus de prise d’initiative, de domination ; avec une déformation progressive des personnalités, de l’hostilité et un effondrement de l’ensemble.
On pourrait caricaturer, et dire que, dans le conflit, la symétrie est toujours présente. Elle me semble être l’élément nécessaire à la différenciation des individus du couplage (comme, par exemple, au moment de l’adolescence) ; mais, à partir d’un certain niveau de conflit, la symétrie évoque plus la relation de pouvoir, de toute-puissance sur l’autre, l’hybris dont parle Selvini. Selon l’hypothèse, qui est émise dans cet article, il ne faut pas oublier qu’il s’agit aussi d’une relation de pouvoir et de contrôle sur des parties du système du soi. L’autre est utilisé par le soi, comme agent stimulant les boucles de rétroaction internes au soi ; l’autre est, finalement, celui avec lequel « on croit et imagine » être en symétrie. Le pouvoir et le contrôle du système personnel est pus fort quand il est stimulé par les messages externes au système. (Comme la « création » d’un ennemi extérieur à un système politique chaotique et morcellé permet une union des différentes parties et un meilleur contrôle interne).

La triangulation du couplage par l’adjonction d’un tiers

L’hypothèse, qui sera développée, ici, est la suivante : le « couple » (ce terme n’étant pas pris au sens restrictif, mais dans le sens de couplage) en conflit symétrique exacerbé attribue à un tiers un pouvoir, par rapport auquel les deux partenaires du couplage peuvent se mettre dans une position commune de complémentarité.
Certains couples, ayant atteint un degré de souffrances et de destructivité, ou prévoyant cette issue, choisissent un tiers auquel ils vont, tous deux, donner du pouvoir. Ce peut être l’enfant, qui existe déjà ou qu’ils vont concevoir ; et pour lequel, ils décideront de ne pas exacerber leus conflits, leur symétrie. Une entreprise familiale, des biens matériels importants, la construction d’une maison peuvent avoir valeur de tiers. Les valeurs mythiques de la famille (la religion, l’attachement aux valeurs morales...) ont parfois cette fonction.

A tout bien réfléchir, le pouvoir du tiers n’est pas un vrai pouvoir ; cette instance n’a que le pouvoir que les deux partenaires sont tacitement ou explicitement d’accord de lui donner. Nous connaissons ces situations de crise qui n’aboutissent pas à la séparation à cause de l’existence des enfants ; ceux-ci n’ont, en réalité, aucun pouvoir ; mais les parents le leur donnent ; ce qui entraîne l’apparition d’un sentiment de responsabilité, voire de culpabilité, chez les enfants.

Dans certaines situations, ces mécanismes de triangulation ne suffisent pas à contrer la symétrie destructrice. Le couple va, alors, utiliser un aute tiers : le thérapeute.
Chaque partenaire a un seuil de souffrance individuel ; ce qui peut expliquer que :
- soit un seul partenaire va en thérapie.
- soit, les deux partenaires y vont, mais un seul a atteint le seuil ; l’autre, pas (Fausse reddition).
- soit, les deux s’avouent à eux-mêmes et à l’autre, qu’ils sont au bord de l’effondrement du système.

Dans ce troisième cas de figure, les deux partenaires du couplage font une démarche vers un thérapeute. Cette attitude correspond à la reddition de l’hybris et à l’acceptation de se mettre, tous deux, en position de complémentarité par rapport à une personne à qui ils confèrent un pouvoir. « C’est Dieu, au sens où vous l’entendez ! » diraient les A.A. Mais, ce n’est pas un vrai pouvoir ! Les thérapeutes expérimentés le savent très bien.
Certains thérapeutes seront peut-être tentés de penser qu’un vrai pouvoir leur est donné : pouvoir de juger du désaccord entre les différentes parties ; pouvoir de décider du sort des personnes au travers de conseils ; pouvoir de faire sortir les gens de leur enfer, de façon magique.
Ces thérapeutes usurpent un pouvoir qui, au fond, ne leur est pas attribué. Ils deviennent le dieu magique auquel on pense quand les ressources humaines sont épuisées. S’ils acceptent ce rôle, ils devraient se poser des questions sur leurs besoins pesonnels à relever des défis, à penser qu’ils ont un vrai pouvoir – non pas celui que les consultants leurs donnent – ; vrai pouvoir, qui s’appelle, en fait, sentiment d’omnipotence ; souvent renforcé, d’ailleurs, par les consultants qui ont des attentes magiques.
Si le thérapeute accepte d’être le pouvoir « au sens où vous l’entendez » et rien d’autre, quelles sont les faces cachées de ces couplages ?

- Je n’irai pas jusqu’à dire que la reddition, la soumission au tiers doit être structurée comme une position définitive, comme chez les A.A. ; ni que les deux partenaires du couple qui consulte doivent enter dans l’organisation de la thérapie, comme les A.A. ont structuré leur mouvement ; mais on peut penser, avec un brin d’humour, que ces situations d’appartenance à des mouvements de thérapie se rencontrent dans les thérapies interminables ou chez les couples adeptes des prises en charge épisodiques, à répétition !

- Je pense que le thérapeute doit tout faire pour éviter le pouvoir qui ne lui serait pas donné par les demandeurs d’aide.

Carl Whitaker dans son livre « Dancing with the family » décrit bien la bataille pour la structure ; il se bat pour la définition de la relation de pouvoir ; il est évident qu’il ne veut pas d’un pouvoir mythique, magique ; il veut le pouvoir d’organiser les rencontres de telle façon qu’elles soient utiles aux personnes. Il se bat pour ne pas avoir le pouvoir de gérer la vie des autres. Il avoue très vite aux clients qu’il est démuni, dans ce domaine, et qu’il fait, lui-même, partie d’une famille qui est plus semblable à celle des individus qui consultent, que différente. Quand il « construit » les rencontres, au travers de longues négociations téléphoniques, il se veut être un bon contenant rassurant. C’est la seule affirmation, de lui-même, qu’il énonce avec vigueur.
La démarche personnelle, intérieure du thérapeute devrait l’amener à penser que le refus du pouvoir, la simplicité, l’humanité sont des attitudes utiles pour les personnes qui consultent. Utiles, d’abord pour leur faire accepter leur complémentarité, leur association vis-à-vis du thérapeute ; personne qui ne veut pas de pouvoir sur leurs vies. Utiles, aussi pour leur faire accepter leur complémentarité entre eux deux ; partenaires du couplage.
P. Menghi a dit « Le partenaire du couple que nous avons choisi est peut-être le meilleur thérapeute pour nous, car il nous oblige à affronter nos propres parties du moi, refoulées ».
La symétrie a une utilité dans la différenciation des individus, mais elle doit aboutir progressivement à la prise de conscience de l’utilité de la complémentarité et du bien être, lié à celle-ci, nécessaire à la vie et à la santé mentale.

Implications pour la pratique

Pour terminer, j’insisterai sur quelques faces cachées du couplage thérapeutique, qui me semblent être des pré-requis indispensables à la réussite d’un processus d’aide :
- Le tiers est détenteur du lieu neutre dans lequel le couple va aborder sa symétrie, l’exacerber et dépasser la violence (physique et morale) pour arriver à la verbalisation des conflits. Par le fait qu’il gère ce lieu neutre, le thérapeute interdit les ruptures de contact, les passages à l’acte, les évitements, les fuites (ce qui arrive fréquemment lorsque les partenaires s’affrontent en dehors du lieu de thérapie et en l’absence du thérapeute). Le lieu est en lui-même un contenant rassurant.

- Le tiers est un catalyseur (élément neutre), et un traducteur de pensées, fantasmes, sentiments.

- Le tiers est une personne douée pour l’empathie, c’est-à-dire la capacité de se mettre à la place de tout autre personne, sans parti-pris. En somme, il est le carrefour dans lequel s’exprime, se verbalise ce qui se vit chez l’un et l’autre des partenaires du couplage et qui est souvent de l’ordre de l’inexprimable. Il favorise, ainsi, l’empathie d’un partenaire vis-à-vis de l’autre. Cette empathie du thérapeute existe grâce à la tolérance à l’égard de tous les phénomènes humains ; (Ainsi, il peut comprendre le bourreau, la victime mais aussi la justice qui punit.).

- Ainsi, le tiers-thérapeute facilite l’accès à la complémentarité à chacun des partenaires du couplage.