Mise en relation du mythe de Déméter et Perséphone et de la conférence de Vinciane Despret 24 octobre 2017.

Introduction générale et introduction à la conférence

Bienvenue au Cycle de conférences 2017-2018 du CFTF. La mort, la séparation, la perte comptent parmi les expériences humaines les plus courantes. Parmi les plus grandes sources de souffrance aussi. Une part non négligeable de nos consultations concerne peu ou prou cette difficulté. Il nous paraissait donc important de nous y intéresser.

Mors et vita duello – conflixere mirando, « La vie et la mort se livrent un duel qui vous frappe de stupeur » comme le chante la liturgie chrétienne lors des Célébrations de Pâques.

Deux conférences, celles de Vinciane Despret aujourd’hui et de Jacques Beaujean et Jacques Miermont en mars portent sur la vie et la mort, c’est-à-dire sur nos attitudes et croyances face à la mort et comment elles s’articulent avec nos attitudes et croyances concernant la vie pour conditionner nos relations. Quant à Marie-Jeanne Schon en février et Jean-Paul Gaillard en avril, ils aborderont le deuil, les manières de le vivre et de l’accompagner selon l’approche systémique.

C’est la quatrième fois que nous plaçons les conférences sous les auspices d’un mythe grec majeur. Après avoir convoqué Eros et Psychè pour examiner la dynamique relationnelle du couple, Œdipe pour interroger la violence intrafamiliale et conjugale et Sisyphe pour aborder la façon dont la maladie peut altérer le fonctionnement familial, nous nous appuyons cette année sur le mythe de Déméter et Perséphone pour évoquer quelques-uns des enjeux auxquels nous confronte la mort.

Mais est-il sérieux d’interroger les mythes dans un contexte comme celui-ci ? Et pourquoi pas ? Après tout, Vinciane Despret s’apprête bien à faire parler les morts… Boutade, bien sûr. Plus concrètement, comment cela peut-il nous aider à mieux concevoir nos interventions cliniques ?

Pour qui s’inscrit dans une optique rationnaliste, la démarche peut apparaître singulière, voire inappropriée. Selon ce point de vue, au motif qu’elles racontent des histoires irréelles, les fictions mythiques ressortiraient, au mieux, à l’analyse littéraire. D’après ce positionnement épistémologique, il y aurait donc d’un côté la connaissance scientifique et de l’autre la connaissance littéraire avec entre les deux une cloison étanche. Pourquoi pas ?

Si nous souscrivions à ce point de vue, nous inviterions des conférenciers se bornant à exposer des approches sous-tendues par les données des recherches épidémiologiques ou expérimentales. La plupart de nos conférenciers rapportent de telles données. Mais ils ne se cantonnent pas à cela car ce serait insuffisant. Ce qui nous paraît le plus important, ce n’est pas tant d’être instruit mécaniquement des outils réputés les plus efficaces pour traiter tel ou tel problème que de nourrir notre esprit de réflexions susceptibles de nous aider à aborder avec les familles et les couples les difficultés qu’ils rencontrent en vue de les surmonter ou de mieux vivre avec.

La connaissance des mythes peut nous y aider. Comme le souligne Lucien Jerphagnon, philosophe spécialiste de l’histoire et de la philosophie antiques, dans son ouvrage Les dieux ne sont jamais loin (2002, p. 161) : « dans les textes antiques quels qu’ils soient, le mythique, le merveilleux ne sont jamais tout à fait gratuits. Le mythe exprime une idée de derrière la tête. ».

Cette « idée de derrière la tête », c’est celle que l’être humain se fait au départ de ses expériences de vie. Les mythes représentent une sorte de quintessence du savoir humain à propos des principales questions de l’existence. Ce qui frappe dans les mythes c’est leur intemporalité et bien souvent leur universalité. Comme le dit Xavier Darcos, dans son ouvrage Ovide et la mort (PUF, 2009) : « La mythologie n’est pas situable dans le temps ou dans une durée. Elle reflète une transcendance ou un possible hors de l’histoire, né de l’imaginaire éternel, de l’inconscient collectif » (p. 203).

Avant d’avoir inventé les sciences, l’être humain exprimait dans ces mythes de manière métaphorique ou allégorique, ses connaissances sur lui-même, son environnement et les rapports qu’il entretient avec lui.
La méthode scientifique ne s’est pas entièrement substituée à la « méthode » mythique. Certes, depuis le XVIIIe siècle et son positivisme linéaire, nous sommes prompts à penser que la pensée scientifique est un joyau qui a mis du temps à être extrait de la gangue putride de la superstition et de l’obscurantisme. Pourtant tout bien considéré, bon nombre de démarches scientifiques semblent elles aussi sous-tendues par les mythes. C’est particulièrement vrai à notre époque. Pour s’en tenir à notre sujet, que font les généticiens quand ils travaillent sur les mécanismes épigénétiques par lesquels des cellules ayant perdu leur caractère totipotent peuvent le retrouver et ainsi prolonger l’existence par la régénérescence cellulaire ? Ils participent à des mythes. Prométhée contemporains se muant en Méphistophélès, ils nourrissent nos aspirations faustiennes de vie éternelle. Mary Shelley l’avait justement pressenti en intitulant son œuvre majeure Frankenstein ou le Prométhée Moderne (1818). Nous y reviendrons à l’occasion de la troisième conférence.

Pour l’heure, concluons que nous ne souscrivons pas à la partition de l’univers en deux parties qui devraient s’ignorer, le mythe d’un côté, la science de l’autre. Ou pour mieux le dire avec Claude Levi-Strauss : « Peut-être découvrirons-nous un jour que la même logique est à l’oeuvre dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique, et que l’homme a toujours pensé aussi bien. » (Anthropologie structurale, 1958, tome 1, p. 255).

Passons au mythe de Déméter et Perséphone. Fille de Kronos et Rheia, deux Titans enfantés par Ouranos (le Ciel) et Gaïa (la Terre), les Dieux originels, Déméter (de da – la terre - et mater – la mère, donc terre mère) est la soeur de Hadès (dieu des Enfers, pas d’étymologie satisfaisante pour son nom, mais une des variantes de son nom est Aïdôneus qui signifie invisible) et de Zeus qui est également son époux. Ensemble, ils enfantent Perséphone (de pherein = porter et phonon = la mort, le meurtre, …). Déméter aura trois autres enfants mais avec d’autres dieux. Perséphone restera son enfant préférée.

Déméter veille sur elle étroitement. Soucieuse de sa virginité, elle ne la lâche pas. Elle assure un marquage (comment dire ?), un marquage à la culotte ! Plusieurs récits relatent l’histoire de Déméter et Perséphone mais Les Hymnes homériques en donnent la version de référence. L’hymne à Déméter inaugure le cycle et date de 610 avant J.C.. J’en suis globalement la trame.
L’histoire se passe dans les plaines d’Enna en Sicile où Déméter élève secrètement sa fille. Alors qu’elle joue et cueille des fleurs avec les Océanides, Perséphone se fait enlever par Hadès. Déméter n’a pas assisté à la scène mais a entendu le cri de sa fille. Pendant 9 jours, elle erre sur la terre à la recherche de sa fille, interrogeant tout le monde mais personne ne peut la renseigner. Elle finit par en savoir un peu plus grâce à Hécate (déesse lunaire) et Hélios (le soleil). Lorsqu’elle apprend par Hélios que c’est Hadès, le dieu des Enfers, qui a enlevé Perséphone avec l’assentiment de Zeus, Déméter sombre davantage encore dans la souffrance. De rage, elle quitte l’Olympe et prenant les traits d’une vieille femme (Doso), elle arpente la terre.
Elle finit par aboutir à Eleusis, en Attique, où règne Célios et Métanire. Celle-ci, touchée par la prestance de Déméter l’engage comme nourrice de son dernier-né Démophon et de son autre fils Triptolème. Doso/Déméter élève Démophon comme un Dieu, le nourrissant d’ambroisie et le plongeant dans le feu durant la nuit. Elle fait cela à l’insu de Métanire. Mais une nuit, celle-ci surprend Déméter sur le point d’accomplir son rituel du feu. Métanire, saisie d’effroi, la bannit. L’errance reprend. La colère aussi. Les terres dépérissent, les récoltes deviennent maigres. Zeus, craignant que les humains ne puissent plus faire leurs offrandes aux Dieux mandate Hermès pour demander à Hadès de restituer Perséphone à sa mère. Hadès feint d’accéder à la requête de Zeus mais il donne à manger à Perséphone un pépin de grenade (symbole de fertilité). Or qui a mangé un fruit de l’enfer ne peut en sortir. Ayant appris que Perséphone avait mangé un pépin de grenade, Déméter s’apprête à la laisser repartir aux Enfers, car telle est la loi. Mais Zeus, ému par leur joie lors des retrouvailles, décide que Perséphone passera 9 mois avec son époux Hadès et 3 mois sur terre auprès de sa mère. Depuis lors, sur terre alternent les saisons. Avant de quitter Eleusis, Déméter transmet à Triptolème les secrets de la fertilité.

S’il concerne principalement la façon de vivre deuil consécutif à la perte d’un être cher – nous y reviendrons à l’occasion de la conférence de février 2018 -, le mythe de Déméter et Perséphone aborde, pour ainsi dire entre les lignes, la question du rapport à l’au-delà, aux morts et à la mort.

Pour ce qui concerne la mort :
1. Le mythe nous la présente comme un événement qui frappe par surprise. Elle fait effraction dans le monde des vivants. Il suffit d’une fraction de seconde, celle où Perséphone coupe la tige du narcisse pour que Hadès surgisse et emporte la jeune fille. Ce n’est pas sans rappeler le geste de Atropos, celle des trois Moires, qui coupe d’un coup sec le fil de la vie tissé par Clotho et déroulé par Lachésis.
2. Non seulement, Hadès frappe sans crier gare mais en outre il le fait à l’insu de tous, mortels comme immortels (à l’exception de Zeus qui avait consenti à l’enlèvement et de Gaïa qui avait fait pousser la fleur à la demande de Hadès). En effet, Hadès porte une kunée, un casque qui le rend invisible de tous, même des Immortels. D’ailleurs, une autre forme de son nom, Aïdoneus, signifie l’invisible. Face à cette disparition foudroyante, Déméter est désemparée. Elle ne peut s’y résoudre.
3. En fait, les différents protagonistes du mythe manifestent des attitudes variées devant la mort. Perséphone crie d’effroi puis ayant du mal à accepter sa situation, elle invoque Zeus. Déméter est tour à tour désemparée, en colère, en regain d’espérance. Zeus feint le déni, jusqu’à ce qu’il prenne peur de voir disparaître les mortels et avec eux les offrandes aux dieux. Lorsque Hélios reçoit Déméter, il invite celle-ci à une sage acceptation : c’est ainsi, il faut l’accepter, après tout elle est auprès d’Hadès, qui est l’égal de Zeus dans le Monde des Enfers et de Poséidon dans le monde aquatique ; ce n’est donc pas un mauvais parti (Hymne à Déméter, vers 82-87). Déguisée en vieille femme (Doso), Déméter rencontre les filles de Célios, le roi d’Eleusis, l’une d’elle, Callidice lui dit : « Mère vénérée, en dépit de notre affliction, il nous faut supporter, nous les humains, ce que nous envoient les Dieux : ils sont bien plus forts » (Hymne à Déméter, vers 147-148).
4. Cette attitude de Hélios et de Callidice correspond à l’attitude la plus répandue dans l’antiquité gréco-romaine (cf. Jerphagnon) et même jusqu’au XVIIe siècle si on se réfère aux travaux de Philippe Ariès,(Histoire de la mort en Occident). Durant toute cette période, semble avoir prévalu une sorte d’acceptation résignée que l’on résume généralement par Memento mori, « souviens-toi que tu vas mourir », adage attribué à Marc Aurèle, l’empereur philosophe.
5. Nous sommes tous égaux devant la mort. Quel que soit le rang occupé dans le monde des mortels, chacun doit pour franchir le Styx sur la barque de Charon s’acquitter auprès de lui d’une obole placée sous la langue, sans quoi il était condamné à errer dans l’antichambre des Enfers, appelé l’Erèbe (fils du Chaos primordial transformé en fleuve pour avoir secouru les Titans). Il transparaît ici une sorte d’humilité qui se manifestait aussi dans le monde réel. Chez les Romains, lors des Triomphes, les généraux vainqueurs défilaient suivis d’un esclave chargé de lui chuchoter régulièrement « respice post te, hominem te esse memento », c’est-à-dire : « regarde derrière toi, souviens-toi que tu es un homme ».

Pour ce qui concerne l’au-delà et les morts :

1. Le monde des vivants et celui des morts sont normalement séparés par une frontière infranchissable. Les mortels passent d’un monde à un autre et n’en reviennent pas. Orphée, Héraclès, Sisyphe et Psychè sont les seuls mortels à avoir été autorisés à revenir dans leur monde. Parmi les immortels, Perséphone et Hermès sont les seuls à faire régulièrement le voyage entre les Enfers et l’Olympe. Là où notre époque est friande de zombies, de squelettes et autres esprits frappeurs au point de les convoquer pour des danses macabres, comme lors de la fête d’Halloween, ou d’en faire les prétextes à des séries télévisées (Walking dead, Z nation, pour ne citer que les plus fameuses), le monde antique n’envisage pas le retour des morts dans notre monde ou alors sous des formes déguisées. Les Métamorphoses d’Ovide s’en sont fait l’écho poétique.
2. Il n’y a pas de communication entre les deux mondes, pas plus orale que visuelle : les cris poussés par Perséphone, une fois franchie la croûte terrestre, sont inaudibles pour les mortels comme pour les immortels.
3. Les Enfers sont associés au noir : le nom Hadès est souvent accompagne de l’euphémisme « à la noire chevelure », Hécate est la lune dans la phase où elle est peu lumineuse, etc.
4. Les Enfers sont sous-terrain. Pourtant, cela ne va pas de soi : dans l’antiquité, surtout à Athènes, les morts étaient plus souvent incinérés qu’enterrés.
5. Le mythe de Déméter et Perséphone parle de la permanence du lien au-delà de la mort. Déméter sait confusément que sa fille n’a pas réellement disparu. S’agissant d’une Immortelle, elle réapparaît intacte. Ce n’est pas le cas des mortels. Quand les morts se manifestent, c’est généralement de manière funeste. D’où le culte dédié aux dieux domestiques, les dieux Lares, chez les Romains.

Je terminerai en soulignant que le mythe de Déméter et Perséphone concerne la continuité de la vie et de la mort. Avant son enlèvement par Hadès, Déméter assurait en permanence des récoltes abondantes. C’était à l’époque de l’Age d’or. L’enlèvement de Perséphone par Hadès fait découvrir à Déméter qu’elle n’est pas à l’abri de la perte. Le risque de perdre Perséphone la rend plus précieuse encore à ses yeux. Elle découvre alors les vertus de la transmission. En particulier, Déméter a transmis l’art de faire germer les récoltes au départ des graines préalablement conservées dans des silos. Cela a donné naissance à des sociétés initiatiques, célébrant les mystères d’Eleusis : au cours de cérémonies où ils accomplissaient des rites précis accompagnés de paroles précises, les adeptes étaient initiés mystères de la vie et pouvaient espérer, au dernier stade de l’initiation, recevoir les secrets de l’immortalité. Plus simplement, en enseignant aux hommes l’art de l’agriculture, Déméter leur a transmis la manière de s’y prendre pour qu’une récolte ne soit pas synonyme de fin. Nous autres systémiciens, nous savons à quel point la transmission peut être un enjeu essentiel dans les familles.

Assurément, la transmission a lieu alors que les protagonistes sont vivants ? Mais qu’en est-il des morts, ont-ils encore quelque chose à nous transmettre ? Pour le savoir, il faut se tourner vers un type particulier de personnage psychopompe, chargé non pas d’assurer le passage vers les Enfers mais le passage des Enfers vers le monde des mortels, disons qu’il faut se tourner vers des personnages rétro-psychopompes. Nous avons la chance d’accueillir aujourd’hui une illustre entité rétropsychopompe en la personne de Vinciane Despret.

Vous trouverez ci-dessous le texte de la conférence en pdf