Mise en relation du mythe de Sisyphe avec le thème de la conférence de Cathy Caulier (14 mars 2017)

Bienvenue à la troisième conférence du Cycle « Sisyphe et les attracteurs : quand la maladie réorganise les relations familiales ». En guise d’introduction, comme à l’accoutumée, nous allons essayer de mettre le thème de la conférence en perspective avec le mythe de Sisyphe et avec la théorie du chaos.

Depuis le début de ce cycle, nous essayons de comprendre comment un système familial se réorganise suite à la survenue d’un événement perturbateur tel que la maladie.

Nous avons fait référence tout d’abord à l’effet papillon de Lorenz, effet emblêmatique de la théorie du chaos. Nous en avons surtout retenu la notion de sensibilités aux conditions initiales, c’est-à-dire le fait que d’infimes variations dans les conditions de turbulence peuvent conduire à des résultats finaux très différents. Et il est effectivement apparu que les turbulences liées à la maladie peuvent conduire à des réorganisations familiales sensiblement différentes en fonction des mythes familiaux, des systèmes de règles et de croyance en vigueur dans telle ou telle famille, de l’histoire relationnelle entre les membres. Nous en avons surtout parlé lors de la première conférence.

Lors de la deuxième conférence, nous avons principalement vu en quoi le mythe de Sisyphe, en particulier, le rocher de Sisyphe, peut-être vu comme une métaphore de la notion d’attracteur ponctuel. En théorie du chaos, un attracteur est, pour le dire simplement, quelque chose qui modifie la dynamique du système et induit une réorganisation dans son comportement. L’attracteur ponctuel amène le système à terminer sa course en un point et ce quelle que soit la dynamique de départ du système en question. Par exemple, quelle que soit la dynamique de départ d’un pendule (mouvement en balancier, circulaire, ellipsoïdal ou autre), celui-ci termine toujours sa course au repos à la verticale d’un point. Il en est de même pour le rocher de Sisyphe : arrivé presqu’au sommet, il dévalle la pente pour revenir à son point de départ. La fourmi de Langton nous a apporté une variante en montrant comment cet organisme artificiel dont les déplacements sur un damier sont régis par règles simplissimes dessine d’abord des formes très variées et irrégulières avant de répéter à l’infini la même séquence de mouvements, donnant l’impression de suivre une « autoroute », pour reprendre le terme consacré. Aller d’un point à un autre en suivant une ligne droite est comparable au fait de revenir invariablement au même point, comme si la « fourmi ». finissait par être « attirée » par un attracteur situé loin devant elle alors que le rocher de Sisyphe est « attiré » par un point situé derrière lui.

Au moment d’aborder cette troisième conférence, je vous propose de délaisser la référence à la théorie du chaos pour nous attarder un peu sur le sens du châtiment infligé à Sisyphe. Cathy Caulier s’est beaucoup intéressé à la situation des enfants vivant dans une famille dont un membre présente un trouble psychique. Comme Cathy Caulier l’a observé, dans un tel contexte, l’enfant éprouve une souffrance souvent silencieuse. La turbulence induite par la psychopathologie est telle que les enfants sont invités, implicitement le plus souvent, à ne pas évoquer la souffrance de leur parents et à faire taire leur souffrance.

Et justement, le silence et le rapport entre silence et culpabilité est un aspect central du mythe de Sisyphe.

Petit rappel : fils d’Éole et d’Énarété, fondateur mythique de Corinthe, père d’Ulysse, Sisyphe est condamné par Zeus à séjourner aux enfers. Pour ce faire, Zeus envoie Thanatos puis Hadès. Sisyphe parvient à enchaîner Thanatos et à tromper Hadès. Ne parvenant pas à le faire demeurer aux enfers, Zeus inflige à Sisyphe l’enfer sur terre en lui faisant pousser silencieusement un rocher qui revient inexorablement à son point de départ au moment d’atteindre le sommet d’une colline.

Or ce que Sisyphe paye par son châtiment accompli en silence, c’est précisément d’avoir trop parlé. Sisyphe exerçait, entre autres métiers, celui de berger. Disposer d’une source d’eau qui ne tarirait pas aurait constitué un atout majeur pour lui. Le dieu-fleuve Asopos disposait d’une telle source. Un jour, Egine, la fille d’Asopos, fut enlevée. Une perte terrible pour ce père. Les jours passaient sans que le ravisseur ne soit identifié. Comme il voyageait beaucoup, Sisyphe assista au rapt d’Egine. Et le ravisseur n’était autre que Zeus en personne !

Il était comme ça Zeus : il voulait une fille, il la prenait et cric-crac, badaboum, il lui faisait un ou plusieurs enfants, dotant ainsi les humains de déités assumant diverses fonctions. Volontiers frondeur et épris de liberté au point de ne pas craindre la colère de Zeus, ne voyant par ailleurs que son intérêt immédiat, Sisyphe échangea auprès d’Asopos l’information concernant l’identité du kidnappeur contre la source intarissable. S’ensuivirent le courroux de Zeus et ses divers châtiments.

Ainsi, Sisyphe est-il condamné au silence pour avoir trop parlé. Mais alors quel lien peut-il y avoir entre le silence et le fait de devoir pousser un rocher ? Un détour par l’anthropologie et la linguistique va nous aider à proposer des hypothèses.

Dans un article [1] de la revue L’Homme, publié en 1969 et intitulé Le crime de Sisyphe , Georges Dumézil, éminent linguiste et spécialiste de l’analyse comparative des mythes, propose une étude de mythes et contes de différentes origines culturelles ayant le même mythème que le mythe de Sisyphe.

Nombreuses sont en effet les régions du monde qui, de la Suisse allémanique au Moyen-Orient en passant par les Carpates, ont leur Sisyphe. Il ne pousse pas toujours un rocher pour avoir trop parlé, parfois c’est une vache qu’un fermier doit porter éternellement de bas en haut d’un ravin pour le punir de ne pas avoir assez pris soin de son troupeau. Il existe quelques variantes, mais toujours le châtiment implique un objet en rapport avec la faute commise et un mouvement perpétuel qui rappelle inlassablement au pénitent la nature et l’importance de sa faute, comme les ruminations culpabilisantes.

Or si on voit immédiatement le lien entre le manque de soin à son troupeau et l’obligation de porter une vache, il n’en va pas de même entre la faute de Sisyphe - avoir dévoilé l’identité du kidnappeur de Egine - et l’injonction de pousser un rocher. La langue nous fournit ici une hypothèse plausible.

Le silence amène souvent des connotations de lourdeur : on parle de silence de plomb, du poids du silence ; lorsqu’en réunion, les échanges sont ponctués de longs silences, l’atmosphère paraît lourde voire plombée, etc. On dit qu’on se mure dans le silence, que quelqu’un est muet comme une pierre ou comme une tombe, etc. Un grand nombre d’expressions associent donc silence et pesanteur.

Ainsi Sisyphe est-il condamné doublement au silence, d’abord littéralement, puisqu’il doit pousser silencieusement le rocher, ensuite métaphoriquement. En effet, le poids du rocher de Sisyphe est proportionnel à l’importance de la transgression du tabou qu’il a commise. En appui de cette hypothèse, signalons - encore une fois avec Dumézil - que dans plusieurs pays d’Europe, au Moyen-Age, le commérage sexuel et l’accusation calomnieuse d’adultère étaient passibles de lithophoria ou de Steintragen, donc du portage de pierre (lithos/Stein, phoreô/tragen) : pour avoir trop ou mal parlé, le malheureux devait porter pendant une période donnée une lourde pierre selon un itinéraire imposé – sillonnant, en fait, tout le village – et ce, plusieurs fois par jours.

Revenons à ce qui nous préoccupe, la souffrance silencieuse des enfants lorsqu’un parent présente un trouble psychique. Ici pas de faute au sens légal du terme, ni d’un côté ni de l’autre. Et pourtant, même dans ce contexte, le silence est peut-être lié à la notion de faute, tant la maladie psychique induit dans le système familial tout entier le sentiment de culpabilité, voire de honte. Si bien souvent on évite de parler de la maladie psychique à l’enfant ou si on lui demande de ne pas faire trop de bruit en présence de son parent malade psychiquement, c’est peut-être pour ne pas réveiller la culpabilité.

Alors l’enfant et sa famille sont-ils inexorablement condamnés à pousser le poids du silence de la maladie mentale ? Pas forcément … S’ils ont la chance de rencontrer des personnes qui vont les aider à en parler, s’ils ont la chance de rencontrer des personnes qui comme Cathy Caulier, sont capables de faire parler les pierres.

Je laisse le soin à Isabelle Neirynck de présenter l’oratrice ou plutôt la lithophoniste du jour (du grec lithos = pierre et du grec phonè = la voix).

Voir en ligne : Article de Georges Dumézil

Notes

[1Dumézil, G. (1990). Le crime de Sisyphe. L’Homme, 30, 5-12.